Di Stefano, Carmela Angela: La necropoli punica di Palermo. Dieci anni di scavi nell’area della Caserna Tuköry, con il contributo di Rosaria Di Salvo, Francesca Terranova e Maria Giulia Amadasi Guzzo, Biblioteca di «Sicilia Antiqua», 4, collana diretta da Ernesto De Miro, pp. 256 con figure e 13 tavole in bianco / nero n. t. Cm. 22,2 x 32, bross, ISBN 978-88-6227-152-3,
(Fabrizio Serra editore, Pisa - Roma 2009)
 
Compte rendu par Jean-Paul Morel, Université de Provence (Aix-Marseille I)
 
Nombre de mots : 2394 mots
Publié en ligne le 2016-08-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1028
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          En 1928, des travaux effectués dans une caserne de carabiniers située sur le Corso Calatafimi près de la Cuba, au cœur de Palerme, provoquèrent la découverte d’une douzaine de tombes antiques que leur fouilleur, Pirro Marconi, publia immédiatement dans les Notizie degli Scavi. D’autres travaux projetés ultérieurement dans la même caserne exigèrent en 1989 une nouvelle fouille conduite jusqu’en 1999 par la très regrettée Carmela Angela Di Stefano, surintendante archéologique de Palerme, qui en exposa les résultats dans le présent volume et réalisa la « muséalisation » du site. On est là dans une zone particulièrement dense de la grande nécropole antique de Palerme, laquelle n’est malheureusement pas repérée dans ce livre autrement que sur un plan de détail n’indiquant pas la situation de ce cimetière dans la topographie générale de Panormos, ville portuaire fortement conditionnée par les deux fleuves (Kemonia et Papireto) qui la parcouraient et par son bord de mer. La partie de la nécropole publiée ici s’étend sur une superficie de quelque 1000 mètres carrés et elle est datable entre le commencement du VIe siècle et les premières décennies du IIIe siècle avant notre ère.

 

         Après des pages préliminaires (avant-propos, « elenco delle abbreviazioni » — en fait, une énorme bibliographie —, histoire et localisation des fouilles), une Première partie (p. 21-46) présente « La typologie des tombes et la composition des mobiliers ». Si les divers types de sépultures ne sont à ce stade évoqués que synthétiquement, les variétés de céramiques, en revanche, donnent lieu d’ores et déjà à des analyses relativement détaillées et fort utiles où se manifeste la remarquable science céramologique de l’Auteure. Aussi appréciables sont les considérations générales concernant les amulettes et scarabées (objets publiés dans la partie suivante du livre avec une étonnante érudition), les armes, et les « oggetti d’ornamento », c’est-à-dire les colliers, bracelets, bagues et autres bijoux.

 

         La « Parte II », consacrée à un « Catalogue » des tombes et de leurs mobiliers (p. 47-205) constitue véritablement le corps de l’ouvrage. 78 tombes sont étudiées (sur 150 sépultures au total, mises au jour désormais dans cette nécropole), dans l’ordre de leur découverte et par conséquent de leur numérotation — un classement où n’interviennent ni leur nature ni leur chronologie (il est évident que toute autre option eût suscité maintes difficultés, et en tout état de cause la suite du volume favorise des vues plus synthétiques). Nombre de sépultures font l’objet d’un ou plusieurs dessins de Salvatore Matera, au rendu excellent mais dépourvus et d’échelle et d’orientation. Tous les objets, pratiquement sans exception, sont reproduits de belle façon, presque toujours en photographie, plus rarement (en sus ou à la place des photos) en dessin. Quant aux notices consacrées à chaque tombe, à chaque offrande funéraire, beaucoup se signalent par leur caractère encyclopédique, favorisé par la bibliographie considérable signalée ci-dessus. Cette partie du volume offre donc une utilité qui dépasse de très loin le « simple » catalogue annoncé.

 

         Des « Considerazioni finali », brèves (p. 207-208) mais très denses, nouent la gerbe, et sont suivies par 13 planches de dessins d’objets, et particulièrement par ces vues en coupe de céramiques qui manquent presque totalement dans le catalogue. Ces planches sont malheureusement muettes sur l’identité des objets dessinés et ne permettent donc pas de se reporter facilement aux notices du catalogue pour en connaître les origines et les caractéristiques, ce qui est tout à fait regrettable. Dans le même ordre d’idées, il eût été souhaitable que les numéros des tombes successives, dans le catalogue, fussent imprimés de façon beaucoup plus voyante, au lieu d’être presque dissimulés et de contraindre le lecteur à des recherches harassantes pour se reporter à une sépulture donnée. De telles précautions, sans lesquelles la consultation d’un ouvrage devient non seulement plus difficile mais beaucoup moins efficace, devraient interpeller les auteurs, certes, mais aussi les maisons d’édition qui se veulent scientifiques. À la rubrique des errata, mentionnons quelques coquilles répétitives (qui ne sont donc pas des fautes typographiques) concernant des noms propres (« Cafarell » pour « Calafell » ; « Deneuve » pour « Deneauve » ; « Deutchland » pour « Deutschland », etc.).

 

         Suivent enfin, aux pages 222-225, des tableaux un peu sommaires mais néanmoins fort utiles, récapitulant, cette fois-ci par périodes, les types de matériel archéologique contenus par chaque tombe. Mais d’autres textes encore complètent le volume. À la page 227, Maria Giulia Amadasi Guzzo tire tout le parti possible, avec son habituelle compétence, des rarissimes graffitis puniques trouvés sur le site. À vrai dire, un seul lui paraît vraiment lisible (« H.LMN ») et se trouve analysé avec ingéniosité. Notre collègue en propose une datation « forse già agli inizi del IV secolo a.C. », plus tardive donc que celle (assez tôt dans le Ve siècle selon B.A. Sparkes pour l’Agora d’Athènes) du vase ainsi marqué, un « stemmed plate » attique à vernis noir, et que celle qui est proposée par C.A. Di Stefano pour la tombe n° 60 dont il provient (au plus tard première moitié du Ve s.) : or on ne saurait invoquer ici, étant donné cette dernière datation, qui est celle de la fermeture de la tombe, le fait qu’il pourrait s’agir d’un graffito nettement postérieur à la fabrication du vase. Si nous insistons sur ce minuscule problème, c’est qu’il démontre exemplairement les enseignements ou les interrogations de tout ordre que l’on peut tirer d’une publication aussi ample de matériel archéologique in situ. Quant à un graffito « ƩA.ƩAM » gravé sur le fond (externe ? interne ?) d’une coupelle attique du Ve siècle, signalé aux pages 140 et 227, il n’est ni étudié, ni même reproduit.

 

         Une « Troisième partie » (p. 231-252) comporte essentiellement une étude de Rosaria Di Salvo sur « Il gruppo umano della caserma Tuköry », composé de 116 individus. Elle analyse successivement les rites funéraires, inhumation et incinération — primaire ou secondaire — dans tous leurs aspects et toutes leurs implications, par exemple quant aux modalités des inhumations multiples ; les aspects anthropologiques (répartition démographique des défunts par sexe et par classe d’âge ; typologie anthropologique des squelettes, comportant force tableaux statistiques et comparatifs, notamment avec d’autres sites puniques ; aspects paléopathologiques de toutes sortes). Une imposante « tavola di sintesi » (p. 244-249) reprend un par un, selon ces diverses approches, l’ensemble des défunts étudiés. Enfin Francesca Terranova livre, aux pages 251-252, une analyse des fragments de bois carbonisé trouvés dans les tombes, concluant à un couvert végétal de type thermophile méditerranéen composé essentiellement de trois espèces de chênes sempervirents et de diverses espèces du genre Prunus.

 

         Mais une simple énumération des diverses parties composant ce volume ne saurait suffire à suggérer la richesse des occasions de réflexion et de recherche qu’il offre à ceux qu’intéressent les contacts, les échanges et les interactions entre ethnies différentes, entre cultures différentes, tels qu’ils se sont manifestés en une période où les choses bougeaient beaucoup dans la Sicile même et autour d’elle, particulièrement dans cette zone nord-occidentale de la grande île située au carrefour d’influences grecques, puniques, tyrrhéniennes, mais aussi sicanes ou élymes. Car ce sont toutes ces influences qui s’entrecroisent dans la Palerme d’alors, et de cette « multiculturalité vivace » (pour reprendre une expression de Francesca Spatafora, autre grande connaisseuse de la Palerme antique), cette nécropole témoigne éloquemment. Allons donc — dira-t-on peut-être —, une influence élyme, par exemple, dans ce qui était une importante ville méditerranéenne ? Mais oui ! Beaucoup des mobiliers funéraires de la caserne Tuköry montrent la présence apparemment insolite de « pignattes », larges marmites surbaissées en céramique modelée grossière, à fond plat, à corps tronconique se rétrécissant légèrement vers le haut, pourvues de quatre prises horizontales sommaires s’opposant diamétralement deux à deux, propres avant tout aux habitats indigènes des VIIe-VIe siècles. À Panormos, on mangeait à la punique, dans des plats sui generis comportant une cupule centrale parfois extraordinairement profonde, mais on buvait à la grecque (tous les vases à boire sont des coupes ou des skyphoi de type et généralement de production helléniques, ou éventuellement étrusques, et l’on sait que les ateliers puniques rechignaient à produire des vases à anses pour la table), mais on cuisinait souvent à l’élyme, tandis qu’on se protégeait du mauvais œil essentiellement à l’égyptienne. Tout cela éclate dans les mobiliers funéraires de la caserne Tuköry. Aux confins de l’épicratie (ou éparchie, n’entrons pas dans les arguties concernant ces deux mots) punique, Palerme était une ville punique pénétrée d’influences grecques (et autres), de même que, dans une situation analogue, Sélinonte fut un temps une ville grecque pénétrée d’influences puniques (et autres).

 

         Une caractéristique frappante de cette nécropole est la diversité des rites funéraires. Fosses simples à même la terre ou petites cavités pour des « urnes » cinéraires, elles-mêmes fort disparates ; sarcophages de pierre ; tombes à chambre creusées, jamais bâties ; enchytrismoi. Ces diverses possibilités pouvaient évidemment se combiner et ainsi une chambre pouvait abriter, ou non, un sarcophage inséré, ou non, dans une fosse — outre un choix possible à toute époque entre inhumation (62% des cas) et incinération. Les tombes à chambre méritent une mention particulière car, dans le monde punique, ce type de sépultures présente une diversité typologique qui doit beaucoup, au-delà des préoccupations rituelles, et, dirai-je, avant elles, à la diversité géologique des terrains concernés — un facteur trop souvent négligé lorsqu’on oppose par exemple les hypogées de Carthage, accessibles par des puits, à ceux du Cap Bon, accessibles par des escaliers. À Palerme, la roche médiocre qu’est la calcarénite ne permettait pas un travail de taille soigné : d’où de curieux « escaliers » d’accès aménagés tant bien que mal avec des ébauches de marches, et plongeant directement vers des chambres présentant souvent un plan fort irrégulier (l’usage récurrent, dans ce livre, du mot « dromos » pour désigner ces dispositifs ne paraît guère approprié). Et si des sarcophages pouvaient être tant bien que mal façonnés de façon satisfaisante dans la calcarénite, les « dalles » qui les recouvraient, ou celles qui fermaient les tombes, n’étaient souvent que des ébauches ou des fragments, à moins que l’on n’utilisât des tuiles généralement plates. Dans cette nécropole composite et plutôt désordonnée, les rites funéraires pouvaient être quelque peu expéditifs. Deux défunts pouvaient être empilés dans un sarcophage unique (deux personnes du même sexe, ou encore un homme et une femme adultes comme dans le sarcophage de la tombe 50, où les rejoignit par la suite une cruche contenant les restes d’un incinéré adulte) ; mais aussi la dépouille d’un défunt pouvait être expulsée sans ménagement de son sarcophage pour être déposée sur le sol et laisser la place à un nouveau venu.

 

         Si l’on considère l’ensemble des mobiliers funéraires, on est frappé par la rareté des signaux authentiquement puniques qu’ils nous envoient : un signe de Tanit imprimé sur une anse de poterie (p. 82), un graffito de quatre lettres puniques gravé sur un plat (p. 227), ou encore la statuette rustique d’un lampadophore, achrome et ornée de quelques traits rouges (p. 125-126). Mais revenons, à titre d’exemples, sur quelques aspects du faciès céramique de ces mobiliers funéraires. En ce qui concerne les amphores commerciales, des conteneurs typiquement puniques (les seuls utilisés pour des enchytrismoi) coexistent avec des conteneurs de physionomie absolument grecque, à savoir des amphores pansues « en toupie » que l’Auteure appelle « Tipo Greco occidentale 1 » ou « ionico-massaliota », mais dont Babette Bechtold a montré (www.facem.at June-06-2015) qu’elles ont pu, en partie du moins, être produites à Palerme même, si bien qu’on peut y voir comme un symbole emblématique de cette ville « bifrons ». Pour les lampes, les anciens Palermitains se détournent résolument des modèles puniques en soucoupe à bord pincé (quatre exemplaires seulement dans cet échantillon de la nécropole, semble-t-il), et optent résolument pour les modèles grecs, massivement représentés et certainement beaucoup plus pratiques pour contenir l’huile et pour être posés de façon stable. Quant à la vaisselle à vernis noir, le bolsal, si apprécié des Puniques en général, en céramique attique comme en imitations locales, semble attesté ici par un seul exemplaire signalé (p. 161), fort peu canonique du reste et certainement local ou régional, car dépourvu du ressaut concave qui, sur les exemplaires attiques, sépare le pied  de la paroi externe. En ce qui concerne les « plats à poisson » et autres formes analogues antérieures ou postérieures, dérivées ou variantes, qui constituent un chapitre particulièrement riche et emblématique des rapports céramologiques entre Grecs et Puniques, le présent ouvrage offre une documentation fort intéressante à la fois par ses présences et par ses absences, dans les détails de laquelle nous ne saurions évidemment entrer ici. Mais quand, pour une kylix à figures noires rudimentaires, C.A. Di Stefano signale des parallèles à Himère, Solunto et Ségeste (p. 90), on ne peut manquer d’y voir un symbole de ce triangle culturel gréco-punico-élyme dans lequel se situe Palerme. De petites observations de ce genre pourraient être multipliées au long des pages et permettent de caractériser, à partir d’indices modestes, les rapports matériels et culturels entre Panormos et le monde qui l’entoure. Enfin, quiconque se reportera aux tableaux récapitulatifs des pages 222-225  pourra constater que les objets étrusques venus au jour dans cette partie de la nécropole palermitaine sont au nombre de sept ; trois d’entre eux figurent dans trois tombes différentes ; les quatre autres, de quatre formes différentes (plat, œnochoé, alabastre et coupe) et de trois techniques différentes (impasto buccheroïde, bucchero et étrusco-corinthien), figurent dans une unique tombe, la tombe 65, dont le mobilier ne comporte que sept vases. Une telle concentration, et un tel assortiment, nous paraissent susceptibles d’alimenter toute réflexion sur les modalités du commerce antique des céramiques et sur les choix qui y présidaient.

 

         Quelques autres publications peuvent utilement compléter les informations et les points de vue concernant cette nécropole, à commencer par un article de Carmela Angela Di Stefano elle-même paru en 2000 dans les Actes des « Terze giornate internazionali di studi sull’area elima » de 1997, vol. I. Mentionnons notamment des articles de Francesca Spatafora publiés depuis la parution du volume examiné ici : « Indigeni e Greci negli emporia fenici della Sicilia » (dans Bollettino di Archeologia on line I 2010/Volume speciale A/A5/4), « Interrelazioni e commistioni nella Sicilia nord-occidentale di età arcaica… » (dans le livre Convivenze etniche, scontri e contatti di culture in Sicilia e Magna Grecia, Vol. 7 d’Aristonothos, 2012), ou encore « Palermo : la necropoli punica (scavi 2000-2005). Spazio funerario, rituali e tipologie funerarie », dans Sicilia Archeologica, XI, 2014, p. 445-451, qui notamment précise certains aspects des rituels et dispositifs funéraires (tumuli, cippes, autels miniatures, banquets, libations, aspersions...). Mais du beau livre de Carmela Angela Di Stefano, nous retiendrons certainement la richesse des données, l’abondance des illustrations, l’érudition des analyses de détail, la pertinence des commentaires, et la réussite d’une entreprise collective, entre fouille et publication, conduite avec dynamisme, compétence et efficacité.